Dégoulinante de pluie, Eugénie ne pouvait détacher son regard de l’étrange et minuscule créature bleue qu’elle venait de déposer délicatement sur une boule de coton, à l’intérieur du vivarium qui abritait ses phasmes. Le petit corps endormi reposait sur la ouate, immobile et paisible, tandis qu’Eugénie peinait à contrôler les tremblements qui agitaient chacun de ses membres. Son cœur battait à mille à l’heure et son esprit agité revivait les événements de l’après-midi, comme pour essayer de comprendre ce qui avait bien pu se passer. Tout avait commencé une heure et demi plus tôt…
**********************
Allongée sur son lit, Eugénie contemplait le plafond immaculé d’un regard fixe. Elle venait de passer plus d’une demi-heure à réviser son cours d’histoire et il lui semblait à présent ne pas pouvoir retenir une ligne de plus.
− Ras-le-bol de l’histoire ! se dit-elle en s’étirant pour soulager ses muscles tout engourdis.
Elle bâilla à s’en décrocher la mâchoire et se leva. Elle ramassa le cahier qui était tombé au pied du lit et le rangea dans son sac.
− Ça ira pour aujourd’hui ! déclara-t-elle, en refermant la fermeture éclair d’un geste sec.
Elle sortit de sa chambre et descendit à la cuisine pour répondre à l’appel de son estomac qui, à grands renforts de gargouillis, la suppliait d’étancher sa faim de chocolat.
Elle prit un paquet de cookies dans le placard et se choisit quelques biscuits. En regardant par la fenêtre, elle aperçut sa mère qui travaillait dans le bureau installé de l’autre côté de la cour.
Les parents d’Eugénie, Clémence et Simon Merlat, avaient repris l’exploitation agricole familiale plusieurs années plus tôt. Lorsque le père de Simon avait pris sa retraite, ils étaient venus s’installer à la ferme avec Eugénie et avaient entrepris de moderniser les lieux. Après avoir rénové la maison, ils avaient transformé les vieilles granges en bureaux pour pouvoir y travailler sereinement, séparant ainsi leur activité professionnelle et leur lieu de vie, tout en restant toujours à proximité de leur fille. Très complémentaires, les Merlat travaillaient main dans la main et développaient avec passion leur activité d’agriculteurs biologiques. Au fil du temps, ils avaient élargi leur gamme de production et étaient aujourd’hui reconnus dans toute la région pour la qualité de leurs légumes et de leurs céréales cultivées sans recours aux pesticides ou aux engrais chimiques. Plus récemment, ils avaient décidé de se lancer dans l’élevage de poules pondeuses et les œufs bios produits par leurs gallinacés élevés en plein air étaient des plus prisés par les habitants des environs. La petite entreprise agricole était maintenant prospère et comptait plusieurs employés, tous aussi passionnés les uns que les autres.
Depuis toute petite, Eugénie passait le plus clair de son temps dans le sillage de ses parents. Une paire de bottes aux pieds, elle les suivait dans tous leurs travaux, observant avec attention leurs moindres gestes, arpentant chaque parcelle de l’exploitation familiale. Elle ne comptait plus les heures passées sur le tracteur avec son père, à écouter les explications qu’il lui donnait sur la culture du seigle ou encore du blé de printemps. Elle était aussi toujours partante pour accompagner sa mère au poulailler ou dans le potager. Malgré l’habitude, elle ne se lassait pas de découvrir avec émerveillement les légumes qui, comme par magie, sortent de terre, colorés et gourmands, prêts à être cueillis pour faire profiter les Hommes de leurs bienfaits. Eugénie ne pouvait imaginer de vivre loin d’ici et comptait bien, le moment venu, prendre à son tour les rênes de la ferme.
Aussi, à l’occasion de son onzième anniversaire, ses parents lui avaient proposé de tenir la petite boutique qu’ils avaient installée à l’entrée de la propriété et qu’ils ouvraient au public chaque vendredi en fin d’après-midi. Flattée qu’on lui confie de telles responsabilités, Eugénie prenait son rôle très à cœur. Chaque vendredi depuis un an, elle préparait soigneusement son étal et servait avec entrain les quelques clients, dont elle connaissait parfaitement les habitudes.
− Bonjour Madame Germain ! Voici votre douzaine d’œufs pour la semaine ! Et regardez-moi ces belles courgettes ! Je suis sûre que votre mari serait ravi de les déguster en gratin !
Les consommateurs repartaient le panier plein et le sourire aux lèvres, tandis que l’apprenti-vendeuse mettait en pratique ses cours de maths pour faire ses comptes et rapporter la recette du jour à ses parents. Huguette, qui s’occupait de l’entretien de la ferme et veillait sur Eugénie depuis toujours, restait dans les parages, au cas où sa protégée aurait un problème. Elle se faisait cependant le plus discrète possible et laissait la jeune fille travailler en toute indépendance.
Eugénie croqua pensivement dans son biscuit et regarda la pendule. Il était presque 16h15 et, comme tous les vendredis, elle devrait être prête à recevoir les premiers clients à 17h30 tapantes. Elle soupira. Encore une heure quinze à patienter ! Eugénie attendait toujours avec impatience le moment d’ouvrir la boutique et l’après-midi lui paraissait sans fin. Elle fut tirée de sa rêverie par le bruit de la pluie qui commençait à tomber et venait claquer sur le carreau de la fenêtre.
− Il pleut ! Super !
Subitement requinquée, elle engloutit le reste de son cookie et se précipita dans le vestibule, où se trouvait le porte-manteau. Tout en enfilant son anorak bleu et sa paire de bottes, elle cria :
− Huguette ! Je vais me balader !
La silhouette ronde et colorée de la quinquagénaire apparut en haut de l’escalier, un plumeau à la main. Toujours gaie et pimpante, Huguette portait ses cheveux blonds très courts, un rien ébouriffés et elle ne jurait que par les couleurs vives. Eugénie trouvait quelque peu discutable l’association du orange et du vert dans une même tenue, mais finalement, sur Huguette, l’effet était plutôt réussi.
− Tu sors ? Avec ce temps ? demanda-t-elle, l’air soucieux.
− J’ai mis mon anorak ! C’est un temps parfait pour faire des photos ! répliqua Eugénie en ouvrant la porte d’entrée.
− Bon… Mais ne tarde pas trop, quand même, hein ! Et ne t’éloigne pas ! conseillait Huguette, alors même que la porte se refermait derrière la jeune fille.
− Faire des photos… Sous la pluie…, soupira-t-elle. Elle réajusta sa paire de lunettes rouges et disparut dans la pièce la plus proche, pour poursuivre ses activités domestiques.
Sa capuche bien enfoncée sur la tête, Eugénie traversa la cour d’un bon pas, en évitant les flaques d’eau. Elle voulait atteindre l’orée du bois qui bordait le domaine de ses parents, avant que la pluie ne cesse. Son appareil photo dans la poche, elle se réjouit à l’avance des clichés qu’elle allait pouvoir réaliser. La pluie donnait au paysage un air féérique, presque irréel qu’elle adorait immortaliser. Les arbres se voyaient parés d’une aura lumineuse, le gris du ciel faisait ressortir le vert des champs et, si la chance était avec elle, elle aurait peut-être la possibilité de voir un arc-en-ciel.
En passant près de la grange, elle aperçut Sam qui finissait de ranger les sacs de grains destinés aux poules. Embauché comme ouvrier saisonnier lorsqu’il avait à peine 17 ans, Sam Dutreil s’était bien vite montré indispensable au bon fonctionnement de l’exploitation. A aujourd’hui 25 ans, il était devenu le bras droit de Simon Merlat et l’un de ses meilleurs amis. Eugénie aimait beaucoup Sam et venait volontiers lui donner un coup de main pendant son temps libre. Elle le salua d’un geste et il lui répondit par un sourire.
− Où cours-tu comme ça, sous la pluie ? lui cria-t-il.
− Je vais de l’autre côté du champ de blé, près de la forêt ! répondit-elle, sans ralentir son allure. Je veux faire quelques photos avant que l’averse ne soit terminée !
− Fais attention à ne pas te tordre la cheville dans un sillon ! Et regarde bien l’heure, hein ! Il faut que tu sois rentrée pour l’ouverture du magasin ! lança-t-il avec un clin d’œil. Eugénie lui répondit par un pouce levé et poursuivit son chemin.
Chapitre 2
1 comment